STELARC : ART ET TECHNOLOGIE

STELARC : ART ET TECHNOLOGIE

LE CORPS AMPLIFIE DE STELARC



Il y a un pape pour l'art contemporain mainstream, c'est Marcel Duchamp (qui lui était hors-format pour l'époque). Il y en a également un pour l'art biotechnologique, c'est bien évidemment Stelarc.

Avec Fakir Musafar, Stelarc a introduit le moderne primitif dans l'art corporel des années 70. Première esquisse du métal venant pénétrer la chair sur une large surface du corps occidental, proclamant la possibilité de modifier les sensations charnelles et de transformer (voire transcender) l'humain. Alors que Fakir restera sur ce territoire du primitivisme moderne et du S/M, Stelarc allait doucement s'interroger sur notre société high-tech et l'impact des révolutions technologiques sur nos corps ; il en arrive très vite à la conclusion que "le corps est obsolète". Et, de la même manière qu'Orlan, avant d'être rejoint par toute une communauté d'artistes bodmods (comme Lukas Zpira, pour ne prendre que le plus connu), il tente de modifier l'apparence et le schéma anatomique du corps : il se fabrique un troisième bras technologique relié par des électrodes aux muscles de la jambe qui commandent ainsi le membre robotique, il se construit également un exosquelette qui le fait ressembler à un super héros de comics improbable dans le réel avant lui, puis dernièrement il s'est fait implanté une troisième oreille sur/dans le bras gauche. Celle-ci sera bientôt en mesure de capter les sons et de les diffuser sur Internet, via une connexion wifi installée dans l'organe synthétique. Cette hybridation entre chair et technologie nous évoque à tous l'image du cyborg, cette créature mi homme mi machine sortie de nos pires cauchemars cyberpunk, le descendant de Prométhée, du golem et de Frankenstein. Ce qui est intéressant dans la démarche de Stelarc c'est qu'il n'utilise pas les prothèses a des fins orthopédiques, dont nous avons récemment discuté l'ontologie scientifique avec Jessica Cox. La technologie est un moyen d'augmenter le "corps normal" qui est devenu tous aussi invalide pour lui que le "corps handicapé" pour les "non-handicapés". Quelle ironie du sort, les humanistes sont victimes de leur propre théorie eugénique, et cèdent la place de l'anatomie dominante aux transhumanistes et aux extropiens qui, malgré leurs avances en matière de techniques, commettent les mêmes erreurs philosophiques que leur ancêtre. Avec Stelarc, ce sont tous les hommes et toutes les femmes non technologisé(e)s qui sont handicapé(e)s. A cet égard, l'art du plasticien vise à mettre en avant un attirail biotechnologique pour pallier à cette faiblesse avouée, autrement dit il tente de concevoir un "devenir cyborg" avant l'heure. Cependant, comme les féministes le rappellent souvent, il faut comprendre que nous sommes tou(te)s déjà des cyborgs : le téléphone portable est une prothèse, le peacemaker également, etc. Par son esthétique high-tech, Stelarc ne fait que pousser les limites de cette fusion corps/machine qui existe depuis l'invention des armes (à l'origine le cyborg, comme le rappelle Donna Haraway dans son Cyborg manifesto, est toujours une machine patriarcale qui aime la guerre, la pollution et le bruit), il tente simplement de conquérir un peu plus de terrain dans les domaines du possible à travers des mécanismes prothétiques inutilisables dans le quotidien, mais néanmoins plastiques et plein de promesses. Chez l'artiste australien, la technologie est instrumentalisée par l'art au profit d'une expérimentation biorobotique qui prédit un avenir possible qu'il ne réalise pas pour autant.

Stelarc est un artiste qui est à rapprocher de la mouvance Humanité 2.0 amenée par des théoriciens comme Ray Kurzweil et des scientifiques comme Kevin Warwick. Des noms désormais célèbres qui ont été exporté en France au début des années 2000 par Laurent Courau avec des interviews proposées dans la plateforme contre-culturelle La Spirale, réouverte récemment après plusieurs années d'arrêt. Kurzwell comme Warwick visent la création d'un biotechnohumain immortel, super-connecté et super-informatisé, capable d'accéder à Internet directement à partir de la stimulation d'un cerveau wifi (ou wimax devrions nous dire pour être parfaitement à la page). Stelarc lui-même a réalisé des performances où il a connecté son corps à Internet via des électrodes branchées à un système technologique complexe : dans Ping Body (dont nous avions déjà parlé ici), c'est le flux et l'activité d'Internet (le pingging) convertie en décharges électriques qui régulaient la gestuelle de son corps, comme s'il s'agissait d'un pantin de chair, le pingging du Web composait une chorégraphie expérimentale en prenant pour hôte le corps branché de l'artiste qui "subissait" passivement cette partition électrique du hasard, à travers les électrodes collés sur sa peau. Dans Movatar, le dispositif est presque le même à la différence que c'est le public des musées de différentes villes du monde qui pouvaient, via une interface mise en ligne sur Internet, agir sur le corps du plasticien en envoyant des décharges électriques sur la zone anatomique sélectionnée, là encore il en résultait une danse parfaitement aléatoire et non-contrôlée. L'originalité du travail artistique consiste peut-être à produire une biotechnologie expressive et non-fonctionnelle, en effet, même si ses œuvres ont un intérêt scientifique certain, on comprend mal l'utilité d'un troisième bras, d'une techno-oreille wifi ou des dispositifs performatifs net-connectées de Stelarc, très précisément parce qu'il n'y en a aucune. Malgré tout, l'esthétique chimérique de ses prothèses ouvre l'univers des possibles en science robotique, elle rend visible la faculté qu'à l'imaginaire de pénétrer la sphère du réel. Une manière de réaffirmer au monde que grâce à la biotechnologie tout est envisageable, même l'extinction de l'espèce humaine, du fait de son évolution ou de son élimination par une race cyborg et/ou robot.